Excédés parles détonations, les riverains souffrent en silence.
Ou montent au créneau. Témoignage d’une résistance au quotidien.
Ce n’est pas très élégant, mais elle n’en est plus là depuis longtemps: «La tragédie qu’est devenue ma vie se répand comme un vomi», écrit Dominique Zmoos dans un livre au titre sans équivoque: «Tirs de guerre en pays neutre». Depuis plusieurs années, la vie de cette Neuchâteloise, la cinquantaine, est devenue un enfer au quotidien. Une «torture», selon ses mots, dans un écrin de rêve où elle nous accueille.
La maison où elle vit avec son mari et ses deux enfants depuis plus de quinze ans, sur la commune de Rochefort (NE), le long d’un chemin entre prés et forêts, a tout d’un havre de paix. Sauf que, à quelque 800 mètres, deux places de tir qui appartiennent au Canton, celle de Bôle et celle de Plan du Bois, ont pris toute la place au fil des ans.
Armée plus présente
«Lorsque nous avons acquis cette propriété en 2007, les tirs avaient lieu de temps en temps, mais cela s’est intensifié, et ces deux places sont désormais utilisées toute l’année par l’armée, la police et les clubs de tir.» À la suite de la réorganisation de l’armée en 2018, les écoles de recrues sont en effet passées de trois tous les deux ans à deux par année. Pour la police, la fermeture d’une infrastructure à La Chaux-de-Fonds explique le transfert d’une partie des activités à Plan du Bois.
En clair, ils sont ouverts tous les jours sauf dimanches et jours fériés, de 8h à 22h. «Et encore, les dimanches peuvent être pris aussi lors d’occasions spéciales comme le concours de tir national, qui nous a valu par exemple un mois de juin 2023 infernal», corrige son mari Grégoire Chabloz Zmoos. «Ce sont des horaires cadres, ce qui ne veut pas dire que l’activité est permanente durant ces heures. Ainsi, par exemple, ces deux prochaines semaines, le stand de tir de Bôle ne sera utilisé que deux jours et demi, et pour Plan du Bois, l’armée ne sera présente qu’un seul jour», précise le Service de la sécurité civile et militaire (SSCM).
Depuis 2020, trois analyses ont été effectuées par un bureau d’ingénieurs, «qui a conclu que les normes fixées par l’Ordonnance fédérale sur la protection contre le bruit (OPB) sont respectées», ajoute-t-il. Il y a des normes, bien entendu, des taux de décibels admis, des types d’armes utilisées, mais «aucune de ces données ne prend en compte l’aspect répété des nuisances, leur côté invasif, et, surtout, imprévisible», déplore Dominique Zmoos.
Vie sociale impossible
Ce roulement continu, où alternent claquements secs des armes de poing et des fusils d’assaut et vacarme des tirs en rafale, a défait peu à peu toute possibilité de vie sociale. La grasse matinée, la sieste? Illusoire. Le télétravail? Impensable. Une soirée entre amis? Risqué... On jardine pamirs sur les oreilles. Envolés aussi, ses rêves d’équicoaching avec ses deux juments (elles aussi atteintes dans leur santé). «Comment voulez-vous aider des gens à se ressourcer dans ce boucan?»
«Lorsqu’une matinée s’est déroulée sans tirs, on regrette après coup de ne pas en avoir profité...»
Dominique Zmoos, riveraine.
Le mal est insidieux: «Lorsque cela ne tire pas, on appréhende le moment où cela va se déclencher. Et lorsqu’une matinée s’est déroulée sans tirs, on regrette après coup de ne pas en avoir profité...» Devant le stand de Plan du Bois, des plages horaires sont affichées, «mais cela indique une utilisation potentielle qui nous laisse dans l’incertitude».
Les nerfs à vif
En des termes poignants, mais dans un style enlevé non dénué d’humour noir ici et là, Dominique Zmoos déroule sur 200 pages son inexorable descente aux enfers et celle de sa famille. «Le bruit des tirs m’a détruite petit à petit», nous explique-t-elle. L’irritabilité, les insomnies, les crises d’angoisse, les yeux secs, la contraction permanente de l’œsophage. Les nerfs à vif. Page 111: «Je suis en train de crever à petit feu. Je vis comme un robot, j’erre dans la maison comme un fantôme.»
Un mal répandu
Ces souffrances ne sont pas isolées. De nombreux habitants les partagent à des degrés divers. En témoignent certains récits en fin de livre, ou sur le site de l’Association pour des stands de tir responsables (STR). Les nuisances sonores sont dénoncées ailleurs en Suisse romande (lire les témoignages ci-dessous), et le mal est général dans toute la Suisse. Selon les données de l’Office fédéral de l’environnement, les cantons ont reçu environ 80 réclamations entre 2019 et 2022. Ceci pour les stands de tir civil – on en compte 2190 dans le pays. À quoi il faut ajouter les 108 places de tir de l’armée, pour des activités de tir en stand et de combats. Dominique Zmoos a édité son livre à compte d’auteur, «mais un éditeur serait le bienvenu pour une plus large diffusion, au vu de l’ampleur du phénomène».
Deux mondes
Le ressenti entre celui qui tire et celui qui subit n’est pas le même. Nguyen Thuan, membre du comité de la Société neuchâteloise de tir pratique (en mouvement, sur cibles mobiles), en est conscient. «Nous avons réduit nos activités au stand de Plan du Bois de 60%, de 20 à 15 samedis par an, et désormais seulement le matin. De plus, nous tirons chacun notre tour, et non pas en groupe.» Il fait également du tir en stand, pour se détendre. «C’est un peu comme du yoga, je fais le vide, et cela aide à évacuer les pressions de la journée.» On le voit, deux mondes aux antipodes l’un de l’autre.
Dominique Zmoos et l’Association STR ne cherchent pas à abolir cette activité. «Nous ne sommes pas contre les stands de tir, mais nous exigeons que tout soit mis en œuvre pour que l’entourage n’en souffre pas.» L’armée et la police ont du reste réduit la fréquence d’utilisation des deux stands de 30%. «Oui, des efforts sont faits, reconnaît Grégoire Chabloz Zmoos. Mais si, par exemple, l’armée cesse désormais ses tirs le vendredi à 16 h 30 à Plan du Bois, ce n’est pas le cas de la police cantonale, et les militaires peuvent s’entraîner tout de même jusqu’à 22 h à Bôle...»
Mesures prises
S’agissant de la construction d’une halle de tir, enterrée, l’investissement pour le seul stand de tir courte distance de Plan du Bois, soit approximativement 40 millions de francs, a été jugé disproportionné. La police emploie parfois des réducteurs de bruit (silencieux), et des tunnels de tir individuels ont été mis en place, atténuant ainsi le départ du coup de feu, sans grand résultat selon les riverains. «Toutes les lignes de tir à 300 m, pour le fusil d’assaut 90, en sont équipées sur le stand de Bôle», souligne le SSCM.
Le combat continue
Des mesures «insignifiantes et insuffisantes» selon l’Association STR, qui, après qu’une pétition de 703 signatures récoltées en 2022 a été classée sans suite en janvier dernier, est revenue à la charge auprès du Grand Conseil neuchâtelois avec le dépôt, la semaine dernière, d’un postulat.Un texte qui place le débat sur le terrain médical, en demandant «une étude sur les souffrances et les atteintes à la santé tant physique que psychique causées aux riverains», ainsi que des «mesures nécessaires afin d’éviter au maximum ces souffrances»
«Le stress chronique est dévastateur»
MARIUS DRAGOS Psychiatre et psychothérapeute FMH
Qu’a de particulier le bruit des armes à feu?
Contrairement à d’autres nuisances sonores comme celles causées par le bruit du trafic routier ou des avions, plus réguliers, il s’agit de détonations soudaines, puissantes, avec une alternance entre l’intensité des tirs et les moments de répit. On est par conséquent toujours dans l’attente de la prochaine salve, qu’elle survienne ou non.
Quels types de souffrances cause-t-il?
Il y en a deux. La souffrance primaire, soit la réaction du corps avec sécrétion d’adrénaline, palpitations, sursauts. Et la souffrance secondaire, qui engage la pensée, les émotions et les comportements pendant les tirs et en dehors des tirs. Les victimes vivent avec un sentiment d’injustice et ressentent de la colère, du désespoir, de l’impuissance à changer quoi que ce soit. Elles entrent dans un état de stress chronique, mauvais pour la santé, dans lequel les capacités d’adaptation ont été dépassées.
Avec quelles répercussions sur la santé ?
Le stress chronique, comme le « bon stress », qui permet de faire face à une situation imprévue, déclenche une sécrétion de cortisol, afin que l’organisme puisse être mobilisé plus longtemps. Mais lorsque cette production est continue, sur des mois, des années, l’excès de cortisol devient un facteur d’inflammation du cerveau et d’autres organes, des muscles, des tendons et des articulations.
Quelles maladies risque-t-on ?
L’hypertension artérielle et la perturbation du métabolisme du cholestérol, nécessaire pour fabriquer du cortisol, vont augmenter les risques d’infarctus, d’AVC et des décès prématurés. On constate une baisse de l’immunité qui peut causer des maladies auto-immunes et des cancers. Sans oublier le diabète, les troubles musculosquelettiques, le vieillissement accéléré et les atteintes psychiques comme la dépression ou les psychoses, et les maladies psychosomatiques telles que l’ulcère, les allergies, le psoriasis, le côlon irritable.
Ailleurs en Suisse, des témoignages similaires
ARIANE CURDY, SAINT-MAURICE (VS)
La place de Vérolliez, à Saint-Maurice (VS), est au pied de la falaise. « Avec l’écho, on subit double dose à chaque tir », s’indigne Ariane Curdy, de l’Association Vérolliez – Saint-Maurice. En 2017 pourtant, l’armée avait amorcé un retrait, « mais elle revient en force depuis 2020 ». La place comprend un stand, et, surtout, un secteur de combat récemment remis en état, où tous les types d’armes sont engagés, fusils d’assaut, mitrailleuses, hélicoptères et engins lourds. « Ils manœuvrent parfois dans les zones 30 km/h, ou bloquent la circulation aux riverains. » L’armée a promis d’installer des buttes antibruit, et de réduire la cadence à 200’000 tirs annuels. « Mais cela représente la moitié des tirs de 2023, et non de 2018. »
La halle de tir en construction à Sion (33 millions de francs) devrait décharger un peu Vérolliez, et le stand de Pra Bardy (Aproz), mais la patience des riverains est à bout. Les places de tir devraient être assainies pour le 31 juillet 2025 : « Une utopie ! » L’association veut désormais la fermeture de la place.
CHRISTIANE VILLARS, SORNETAN (BE)
Elle vit depuis six ans à quelques dizaines de mètres du stand de tir de Petit-Val, à Sornetan, non loin de Bellelay dans le Jura bernois. Un stand utilisé essentiellement par le club de tir local, « mais dont l’activité s’est intensifiée ces dernières années », constate Christiane Villars. «Ils tirent en tout cas deux fois par semaine, et il y a des tireurs qui viennent d’autres cantons.» Certaines périodes sont intenses, durant le tir en campagne sur tout un week-end, lors du Tir des Moines (chaque week-end durant un mois), ou du Tir du Fanion, « une semaine pour inaugurer le nouveau fanion, qui représente l’église de Sornetan, avec une cible ». Ce mois de mai va être soutenu, y compris durant le week-end de l’Ascension. «Parfois cela claque si fort que c’est comme s’ils tiraient au bazooka. Il est impossible de profiter du jardin.» Un tunnel de tir a été demandé il y a deux ans, « mais il n’y a toujours rien. Je peine à comprendre le peu de cas qu’ils font des habitants et des réfugiés du centre de requérants tout proche. »
CHARLOTTE, LE PETIT-LANCY (GE)
Charlotte (nom connu de la rédaction) a beau avoir des fenêtres à double vitrage, rien n’y fait. « Les tirs me réveillent. C’est imprévisible. Une horreur. » Elle vit dans le quartier Saint-Georges, au Petit-Lancy à Genève. Le stand de tir de l’Arquebuse est abrité par des arbres, certes, « mais du côté du Rhône, pas du quartier d’habitations, qui s’est densifié ». Il y a toujours des championnats en cours, « genevois, romand, suisse, pour les jeunes, pour les vétérans, le week-end, en semaine, régulièrement jusqu’à 20 h 30. »
Une configuration urbaine, avec une école professionnelle, un cycle d’orientation et un immeuble d’appartements pour personnes âgées à proximité. « Seuls les occupants du cimetière ne sont pas dérangés... Dès la belle saison, prendre un repas le soir sur son balcon ou le petit-déjeuner le dimanche matin est impossible. » Les riverains, observe-t-elle, sont « excédés, mais résignés. Il y a quelques années avait circulé une pétition, mais c’est tout. On n’ose pas s’attaquer à ce genre d’institution. »
© IVAN RADJA, ivan.radja @lematindimanche.ch
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